Camille Gharbi
Photographe
Lycée Gabriel Fauré, Annecy (74)
16 nov. 2023
« La photographie c’est tenir un propos sur le monde »

85 élèves de première et terminal option Cinéma et Art plastique

Camille Gharbi a commencé par évoquer son parcours à la sortie du lycée, il y a 20 ans. Son bac scientifique en poche, elle a passé des concours et intégré une école d’architecture publique à Paris. Un moyen d’ouvrir son horizon sur un métier à dimension artistique alors que ses projets professionnels n’étaient pas encore axés autour de la photographie. 

Après quelques années en tant qu’architecte (un métier qu’elle qualifie de passionnant mais très difficile et exigeant, avec des délais soutenus, des conditions compliquées), à la 30aine s’est révélée chez l’artiste l’envie de changer de situation, de sortir d’une vision très hiérarchique du travail au sein d’un cabinet. Ne se voyant pas monter sa propre agence d’architecture, Camille Gharbi avait l’envie d’exprimer un point de vue sur le monde. A la fin d’un CDD ayant quelques mois d’indemnités chômage, elle s’est lancée dans la photographie avec l’idée d’en faire son métier. Consciente du fait que le secteur était difficile et dans lequel il y a beaucoup de monde, qu’il faut trouver sa place, sachant qu’elle devait trouver des travaux rémunérateurs elle s’est lancée. De manière pragmatique, elle a exploité le secteur qu’elle connaissait, dans lequel elle avait un réseau : l’architecture. Cette approche lui permettait de gagner sa vie tout en dégageant du temps pour travailler sur des projets plus personnels. Camille Gharbi a profité de cette entrée en matière pour souligner que chaque photographe a son modèle économique, son parcours. Il n’y a pas 1 seule voie, une manière de fonctionner. Et de décrire ainsi le secteur : « En photo, vous êtes seuls, personne ne vous demandera d’où vous venez » ; fréquenter une école permet de se familiariser à un écosystème, d’apprendre un vocabulaire, mais sur le terrain, le photographe est seul. C’est un milieu « poreux », empirique, dans lequel il est possible de se glisser sans forcément avoir « la carte ».

L’artiste a commencé par contacter des photographes dont elle aimait le travail. Elle a rencontré des photographes d’architecture pour connaitre le secteur, savoir combien elle pouvait facturer, et des associations (notamment l’UPP) pour comprendre le statut, le côté administratif. Camille Gharbi a ainsi évoqué le côté très «pratique » du métier. Elle s’est constitué un book pour pouvoir présenter son travail à de potentiels clients et a démarché les cabinets, des entreprises toutes les entreprises susceptibles d’être intéressées par des images, réussissant à trouver des missions assez rapidement. L’artiste a rappelé que l’outil photographique est accessible à tous, tout le monde peut prendre des photos, mais « tout le monde n’est pas photographe. Ce n’est pas parce que vous avez un stylo que vous êtes écrivain, en photo c’est pareil ».  En quelques mois elle a réussi à avoir des revenus assez réguliers et à vivre de la photographie.

Mais son idée était aussi de pouvoir développer son travail personnel (ce que son métier en agence d’archi ne lui permettait pas), de dégager du temps pour construire un propos et se former. Elle a fréquenté les bibliothèques, regardé beaucoup de photos, aiguisé son regard, puis s’est appuyé sur le réseau des festivals, nombreux dans le secteur, soulignant leur ouverture et facilité d’accès pour les jeunes photographes et de manière générale le fait que l’art photographique est démocratique. Pour peu d’argent un photographe peut assez facilement proposer son travail à des événement pour entrer dans un écosystème. 

Aux jeunes qui s’intéressent à la question du statut, elle a expliqué le statut d’auteur . 

Questionnée sur les difficultés qui auraient pu la mener à renoncer, Camille évoque le fait qu’elle avait déjà une expérience professionnelle, un recul en approchant la photo puisqu’elle a commencé par une autre carrière. Sa motivation, le fait de se sentir à sa place a été une motivation assez forte pour ne pas lâcher. Elle a néanmoins souligné l’aspect un peu incertain de l’auteur, ne pas savoir son emploi du temps du lendemain, la complexité de la planification, le volume de travail, l’exigence, tout en rappelant qu’elle est ici à sa place, stimulée. Le fait d’être actrice de son métier lui donne une dimension supplémentaire. Elle apprécie aussi le fait d’être dans le présent. 

Interrogée sur la concurrence dans le secteur, elle évoque son sentiment d’ouverture. Elle-même a rencontré beaucoup de photographes au début qui l’ont reçue pour lui expliquer comment ils travaillaient. Rebondissant sur la féminisation du secteur qui crée une sororité plutôt qu’une concurrence. Une lycéenne l’a questionnée sur le caractère « masculin » ou féminin du secteur de la photographie. Camille estime qu’il y a encore un déséquilibre. Vers 40 ans les femmes sont sous représentées. Il y a une forme de décrochage. Evoque la rétrospective Elle x Paris Photo qui vise à lutter contre la disproportion de représentation entre les femmes et les hommes. 36% de représentation des femmes après une démarche très volontariste de Paris Photo. Evoque Marie Locher, activiste qui a travaillé pour mettre des chiffres sur les inégalités.

A la question de son intérêt pour la photo de presse, l’artiste a répondu qu’elle ne se voyait pas le faire sans formation de journaliste. Finalement à travers son travail personnel a été amenée à être contactée par des journaux et faire de la photo de presse. 

Camille Gharbi travaille sur des sujets de société, qui la touchent, qu’elle documente. Elle passe des semaines, voire des mois à investiguer, rencontrer, visiter. Son approche est plus plastique. « Pour moi la photo c’est une forme de nécessité, une manière de transformer les choses avec lesquelles j’ai du mal à cohabiter. Je les transforme pour ouvrir un espace de réflexion ».

Elle se questionne beaucoup sur la place de l’image dans la société et comment on crée du lien les uns avec les autres. Dans une société envahie par l’image, le questionnement de Camille Gharbi est d’aider les gens à entrer dans un sujet en se sentant touché, concerné. Son travail a pour objet de créer de l’empathie, faire bouger les lignes. Au début c’est la question de l’immigration sur laquelle elle a concentré son travail. De par son parcours personnel et son environnement parisien. Puis le sujet de des violences à l’égard des femmes, sur lequel elle a eu envie de se pencher. Quand on lit les chiffres, dans la presse ou sur les réseaux, il est dur de se sentir concerné. C’est froid. Elle avait envie de créer un espace de réflexion, de toucher les gens pour qu’ils se sentent concernés. C’est ainsi qu’est né Preuves d’amour, le premier volet de son travail sur les violences domestiques. Un projet mené en 2018, pour lequel sa démarche était de passer par la banalité des objets du quotidien, qui ont tous servi à commettre des meurtres, pour alerter sur la banalité des crimes. Partir de la familiarité de ces objets pour faire le lien avec la banalité des meurtres. Un film reprenant les photographies de ce travail a été présenté aux élèves (des objets du quotidien : écharpe, ciseaux, couteau, marteau, câble électrique, ficelle, fer à repasser, coussin, casserole… à côté de chaque photo, les noms des femmes assassinées, une liste souvent vertigineuse). Un sujet difficile qui questionne les violences au sein du couple, né d’une colère personnelle qu’elle a souhaité transcender.

Rendre visible une réalité qui est souvent mal racontée. Longtemps considérés comme des « faits divers ». La photographe souhaitait représenter différemment ce sujet, passer par le sensible pour amener les gens à se questionner. En montrer le moins pour en dire le plus, faire appel à la suggestion plus qu’au choc visuel. Evoque la violence visuelle à laquelle on s’habitue par la quantité de photographies violentes auxquelles nous sommes tous confrontés. Son travail vient en contrepoint. La photographe a également évoqué les discussions auxquelles son travail a donné lieu. Une élève l’a questionnée sur les sources de documentation. Camille Gharbi a travaillé sur la base d’un recensement fait par un collectif. Elle a rebondi sur ce qui a engendré ce travail : la lecture d’un article dans Paris Match et sa réaction au moment où elle a lu l’objet avec lequel l’homme avait commis le féminicide qui était traité sur 4 pages. Un cutter, objet qui lui est très familier (très utilisé par les architectes). Cette réaction l’a questionnée. Elle s’est alors documentée sur le sujet. A lu 700 articles pour se constituer une base de données avec un maximum d’informations (nom, âge, lieu, date du décès, mode opératoire etc). Un travail de 4 mois pour affiner l’angle, le dispositif et arriver au choix des 20 objets photographiés. En parallèle, un réveil médiatique avait lieu sur les questions de féminicide, le journal Le Monde l’a contactée pour illustrer un travail d’enquête sur le sujet (féminicides, mécanique d’un crime annoncé). 

Un élève a réagi sur la dureté du sujet et sa manière de l’appréhender de manière émotionnelle. La photographe a réagi en expliquant que l’action, le sentiment de contribuer à amener une évolution des mentalités lui a permis de ne pas se laisser ensevelir.

Questionnée sur ses sources d’inspiration, Camille Gharbi répond que c’est pour elle un mode d’action, un moyen de vivre mieux sur des sujets avec lesquels elle a du mal à vivre. Son inspiration vient de la nécessité de traiter un sujet. La photographe a également évoqué l’art de manière générale, la musique, la peinture, le cinéma, la littérature. A évoqué de la porta, un photographe qui l’a inspirée pour Preuves d’amour (lui a travaillé sur les mines antipersonnel et l’esclavage domestique photographiant des lieux).   A mentionné l’école allemande de Düsseldorf milieu du XXe, ayant effectué un travail de typologie sur des bâtiments industriels.  

La discussion s’est ensuite engagée sur l’intelligence artificielle. La manipulation des images. Camille Gharbi a évoqué son sentiment d’ « autruche », un léger stress face à ce que l’IA ouvre, tout en (se) rassurant sur le rôle essentiel des journalistes, et la part d’art.  

Les élèves l’ont également questionnée sur son matériel (un boitier Canon M5, qu’elle ressent comme le prolongement de sa main, de son œil, soulignant qu’elle aime pouvoir garder les objets longtemps, qu’elle n’est pas à la recherche du dernier accessoire).

L’artiste n’avait pas de photographe dans sa famille, mais un grand-père très amateur d’art, qui faisait des photos, des petits films amateurs de ses voyages. Chez sa mère et sa grand-mère des murs entiers sont couverts de photographies de la famille, elle a donc toujours vu des images autour d’elle. Elle a dessiné à l’adolescence, mais l’envie de photographie est vraiment venue alors qu’elle était architecte, en croisant des professionnels d’horizons différents qui l’ont ouverte au genre. 

Les élèves avaient travaillé en classe sur le livre de Camille Gharbi Faire Face. Des photographies de personnes condamnées pour violences familiales ou meurtres. Un travail qui a duré 3 ans.  La question du livre était pour la photographe de travailler sur la reconstruction des victimes de violences. Permettre de travailler sur les causes de la violence permet de la prévenir et la guérir. Sa démarche de photographe était de trouver un moyen de déconstruire la violence. Les sujets des photographies ont été pris en photo dans des parloirs avec un fond. Son objectif : montrer que les personnes qui passent à l’acte ne sont pas des monstres mais des gens « comme tout le monde ». Les élèves ont posé beaucoup de questions sur les modalités de réalisation des photographies, le travail de rencontre, la discussion, les choix artistiques.

La photographe a ensuite évoqué Une chambre à soi le 3e volet de son travail sur le thème des violences intra familiales, autour de la représentation des victimes cette fois. Dans un foyer qui prend en charge de jeunes victimes. Un travail de portraits et de témoignages. Le portrait montre un autre, il peut finalement créer de la distance ou de la stigmatisation. D’où le choix de photographier les chambres et les détails de la chambre, l’intimité de l’espace d’une chambre, ouvrant l’imaginaire, et permettant de se mettre à leur place.

Sur les raisons de sa participation au dispositif Un artiste à l’école, Camile Gharbi a rappelé le fait que lorsqu’elle était lycéenne, elle était perdue face à l’océan de choses que représentaient les études supérieures. En souvenir de ce sentiment d’être désemparée, et du fait qu’elle n’avait pas de « modèle », elle souhaitait partager son parcours qui n’est pas linéaire. Montrer qu’il y a plusieurs chemins. La rigidité de l’institution scolaire peut intimider ; elle voulait proposer une incarnation de ce qui est possible. En tant que lycéenne, elle pouvait fantasmer le métier de photographe mais ce n’était pas une option, quelque chose de l’univers des possibles. 

Interrogée sur ses prochains sujets de travail, Camille Gharbi a évoqué « devenir des hommes » un travail sur la masculinité, les valeurs qui y sont associées pour évaluer ce qui change avec les nouvelles générations.  Son propos : interroger des personnes qui sont nées hommes pour savoir ce que cela signifie pour eux. Des portraits et enregistrements, une rencontre dans un lieu que la personne choisie, pour éviter les questions de posture, de représentation afin d’illustrer une intériorité. « on ne nait pas homme, on le devient ». Questionner les facteurs qui génèrent la violence chez les hommes. 

La rencontre, intense, s’est terminée sur un échange de questions posées par la photographe aux élèves sur les rôles modèles. Une fin de rencontre en ligne avec les engagements de l’artiste qui a visiblement, par son discours et son intervention, passionné les élèves.

Presse

Le Dauphiné Libéré – 19 novembre